François Cheval,
conservateur en chef du musée Niécephore Niépce , 2015
Une communauté charnelle flotte dans un bain incertain. Peu importe la chimie du photographe, elle doit beaucoup au XIXème siècle et à ses pratiques de laboratoire. Nous n’en parlerons pas, la matière photographique, au sens physique, restera toujours le secret de l’opérateur. Ce que l’on aperçoit nous suffit. Cela est dense, jamais translucide, comme un dépôt d’écume, d’ambre et de lichens. Rien d’autre que ce liquide visqueux ne désigne cette communauté. Sa consistance, lourde et ferme, ne cesse cependant d’être animée. La matière est composée de telle sorte qu’elle vit, affectant la photographie, métamorphose d’objet ardent. En ce sens, l’épreuve unique ne peut revendiquer l’immortalité, le verre se brise, le collodion se craquelle, mais à chacune de ses vibrations, elle se perpétue. Ainsi se constitue une sorte d’histoire qui dépasse son auteur, où l’important n’est que l’immersion des objets et des figures dans un réceptacle aux vertus démesurées. On ignore de quelle façon cela s’est fait, mais la photographie est là. Chimique, artisanale, elle s’impose comme un démenti de l’acte industriel et de la nouveauté technique. On entrevoit – ce qui auparavant nous paraissait détestable – l’amour de la matière, la fusion et la confusion entre sensation et affect.
Ces images font ainsi le procès du vocabulaire critique contemporain. Car les nuances du monochrome de la substance, chose essentielle à la perception, n’ont rien à avoir avec un néo-pictorialisme passé d’âge. Lorsque les personnages et les objets s’imprègnent de cette matière toujours aléatoire, on ne peut se défendre d’une impression quasi mystique, et de les contempler, hiératique, conséquence d’un mystérieux recouvrement. Chaque image prolonge ceux qui ne sont plus là, ou ne seront plus là. Aussi se moque t-on de ce qui pourrait les définir, les décrire, les dépeindre… Les choses et les gens errent sans antécédents et sans décision dans un monde clos, prisonnier d’un alliage, inscrit dans une mince lame que la lumière fait vibrer.
Il y a dans l’œuvre de ce photographe une profonde croyance en la divination. La photographie nous autorisait à pénétrer dans l’avenir. Regardez ces images, plongez sans indifférence dans ce bain, buvez-en même, voici un gouffre qui se découvre, plongée béante dans le vif !